Je n’irai pas de mains mortes, j’irai de maints esprits.
On vient d’entamer une nouvelle année.
J’me dis qu’y’est peut-être temps que j’écrive de quoi de nouveau sur mon site web. Quand t’embarques dessus, le premier article que tu vois, c’est celui que j’avais écrit sur l’épopée Slav.
Damn… Ça remonte à loin. Réchauffé. Affaire classée. Faut que je scroll ça plus bas pis que je mette de quoi de plus hot en haut de page.
Mais là, y’a queck chose qui me dit de laisser ça là. Je sais pas pourquoi mais je ne sens pas que c’est conclu.
Deux semaines plus tard, je vois le doc Entends ma voix sur Artv.
Et hier soir, la suite de l’intrigue sur Tout le monde en parle.
Enfin ! Que j’me suis dit. Enfin ce foutu dialogue tant attendu !
La discussion se devait d’être humble.
Je ne sais pas où elle s’est perdue entre respectueuse et respectueries…
Vous pouvez voir tout le montage de l’entrevue avec Betty Bonifassi et Elena Stoodley sur le site de Radio-Canada TLMEP
En voici le résumé et ce que moi j’ai ressenti :
Je ne vais même pas souligner (je vous invite à porter vous-même attention à ces détails) tous les rires en coin, le non verbal, le body language. Je vais laisser parler les mots.
Introduction par Guy A. Lepage : « Après avoir divisé les Québécois, le spectacle Slav renaît. Voici Betty Bonifassi et Elena Stoodley ! »
Après un bref retour sur les événements, mettant surtout l’accent sur l’annulation du spectacle et le fait qu’il n’a pas pu être vu, sans aucun commentaire sur les raisons de ceux qui s’y sont opposé, l’entrevue commence avec Betty.
Guy : « Est-ce que pour vous, cette annulation-là c’était de la censure ?
Betty répond un simple “Oui” campé, froid, suivi d’un silence malaisant, sans rien y ajouter. On comprend la vibe.
La table est mise, le ton est donné.
Elena reste calme et neutre dans ses émotions. Ce qui n’est vraiment pas facile et que peu savent faire.
Déjà, je la trouve forte et équilibrée.
Écoutons…
Guy poursuit: Elena, vous avez manifesté contre la première mouture du spectacle mais… Ce qui est quand même incroyable, vous êtes passée de manifestante contre le spectacle à consultante pour le spectacle
Je fige sur le mot “incroyable”. Je ne comprends pas ce qu’il y a d’incroyable à obtenir ce qui est demandé dès le départ : une collaboration, sinon une consultation, sinon une simple écoute des gens de qui l’histoire est finalement relatée après toute cette absence, ce silence.
Elena : Oui, y’a eu un très long processus…
On sent qu'Elena voulait expliquer le procesus de “ l'incroyable ” mais elle se fait couper la parole
Guy : Y’a quand même eu un rapprochement, un dialogue pour que ça arrive là.
Elena : On aurait pas pu arriver là sans dialogue…il fallait répondre au “maintenant, qu’est-ce qu’on fait ?” et c’est à cette question là qu’on a répondu.
Guy : Et vous Betty, c’est clair qu’il y avait évidemment votre sincérité de chanteuse et d’être humain dans ce spectacle-là. Vous montez un spectacle. Le sujet est excellent, les valeurs sont là. Vous recevez ce tollé de protestations là. Comment vous avez réagi ?
Un instant. Moi je n’ai jamais douté du bien fondé et des bonnes intentions de Betty. J’ai eu de longues conversations avec elle, sur le passé, sur ce qu'on en ressent, ce qu'on en sait... mais là n’est pas du tout la vraie question du moment.
Comme dit le proverbe, l’enfer lui-même est pavé de bonnes intentions !
Je ne questionne pas les intentions. Elena non plus. Nous questionnons les conséquences. On essaie simplement d’éviter de retourner dans cet enfer qu’est encore pour nous, Afro-Québécois, l’esclavage, sans qu’on soit tous bien conscients d’où on met les pieds, dans quelle histoire, dans quel présent !
Puisque présent il y a encore, puisque ce présent n'est pas reconnu, si on en détourne les faits, si on les néglige, on banalise cet enfer.
Ce n'est pourtant pas difficile à comprendre. Nous ne sommes plus dans l'art mais dans la socio défaillante, dans l'histoire bafouée.
Nous ne sommes pas uniquement responsables de nos intentions. Il faut aussi que celles-ci soient en adéquation avec leurs résultats, leurs conséquences !
Et je rappelle aux Bock Côté de cette affaire, qui prétendent que les Québécois de race noire “s'approprient” l'histoire des Afro-Américains, que tous les Noirs sont nègres, partout dans le monde, également, pour tout le monde et que nous le sommes depuis la colonisation et son esclavage.
Dans mon ADN historique, j'ai été libre avant puis après avoir été esclave. Même si on me cache, même si on me le cache, nous le savons tous. Comme nous devons tous savoir que c'est pour cette liberté freinée puis retardée par l'esclavage (reprise au combat, par résistance, que nous devons continuellement rattrapper puis retenir) que nous payons encore.
Mon cher Mathieu, sache que ces colons que tu adules tant comme on adule son père, ont déjà été nos maîtres. Et que c'est en les défaisant qu'on a repris notre liberté aussitôt devenue précédent exemplaire pour lequel le peuple haïtien est puni et paye encore le prix.
Apparemment, Freedom ain't Free.
Tu veux parler d'américanisation ? D'influence américaine ? De quelle America parles-tu ? Celle de Wilson ? Celle des Macoutes ? De la Bush embargo ? De la Texaco Democracy de Clinton, patronne de nos manufactures ? De l'influence américaine qui traite le pays de ma mère de shit hole ?
Oui, c'est vrai, l'inculture historique est bien présente. Et la négation historique aussi.
L'américanisation, c'est l'histoire mon vieux ! Qu'est-ce tu veux j'te dise ?
Ce n'est pas nous (le nous que tu veux) qui avons élu leur président et pourtant, on sent l'influence jusqu'ici chez “nous”, de sa bêtise (ou de son stratagème d'idiotification bien appliqué) qui Nous divise. Ce ne sont pas les noirs d'ici qui évoquent le nom de Trump dès qu'on parle d'hégémonie ou de départage chez Nous...
Qui ne rêve pas à l'américaine ? Au “Land of the free” ?
Si l'idée de la liberté nous divise, c'est que sa sujétion est universelle. Aussi universelle que le Nèg.
Je n'ai pas besoin d'aller dans le passé pour chercher le “rapport coupable”, Mathieu.
Ce mot, je l'entends dans toutes sortes de langues et d'accents “blancs”, au quotidien, partout dans le monde et au Québec aussi, dès qu'il y a rapport de force entre “ Nous ”.
Ce n'est pas le moment de sortir complètement de l’enjeu social lourd et urgent qu’est devenu l'œuvre, pour ramener ça à l'artiste, à ce que ça lui fait personnellement de se faire refuser son travail. Où est la responsabilisation sociale, l'ouverture vers ce que l’œuvre signifie pour le public qui la reçoit ? Car une œuvre engagée, par définition (et présentée comme telle par l’artiste ! Comme un hommage ! Une empathie !) ne nous appartient plus dès lors qu’elle est entre les mains de ceux qui la reçoivent...ou la rejettent.
Betty termine son propos en parlant en contrepartie de son devoir de maturité. Du fait qu’une personne ne peut pas connaître l’onde de choc de son empathie. Très bien. Très intéressant même.
Or, je ne suis pas tout à fait d’accord avec elle.
À partir du moment où on quitte la compassion pour cette capacité d’empathie, c’est à dire la capacité non seulement d'avoir des sentiments face aux souffrances d’autrui mais d’être, en plus, porté à se mettre à la place de celui qui souffre, on comprend instantanément, si notre empathie est juste, que cette souffrance n’est pas la nôtre.
Que même si on veut clamer le champ de ce choc sur toutes les ondes, on n'a pas subit l'impact.
Ceux qui ont connu la misère savent que c'est ensemble qu'on y survit. C'est vrai.
On peut dire à quelqu’un : “ J’ai mal pour toi. J’ai mal avec toi. Je peux t’aider à porter ta douleur…si tu veux ! Mais je n’oserai jamais croire que je la connais comme toi, toi en qui cette douleur est née. Et ce, même si j’en porte une moi aussi, très similaire. Car je sais que je te dois au moins de te reconnaître sous ton propre fardeau.”
Il faut entendre l'histoire des uns avant de raconter celles des autres.
Car s'il faut vivre ensemble, on doit reconnaître chaque ensemble qui survit.
Combien de fois on a entendu dire : “ Ne cherchez pas à me reconstruire. Aidez-moi plutôt à trouver les outils pour que je me construise moi-même !
Ne racontez pas mon histoire à ma place ! Donnez-moi plutôt un peu de votre lumière qu’on me voie la raconter moi-même, un peu de votre écoute que je sois, à juste titre pour vous comme pour tous, la source de ma propre chronologie ! ”
Ce ne sont pas que de belles fins de fables à dormir debout. Y'est temps que ça résonne.
Revenons à la raison.
Dany : c’était par amour pour la lutte de ces gens-là.
Back up de Eve Landry, assise derrière, qui faisait partie de la première version de la pièce, témoignant de l’hommage que Betty voulait rendre :
“ Y’avait un dialogue nécessaire aussi, qui est fait maintenant mais par rapport à l’hommage qu’elle voulait faire, tout ce qui est arrivé c’était d’une injustice !”
Eve Landry, je la trouve superbe. Une justesse dans l’âme et dans les mots.
Et je ne peux pas totalement nier ce qu’elle veut dire. J’ai trouvé malheureusement moi aussi que la réponse MÉDIATISÉE (vous comprenez c’que j’veux dire) contre Slav était chaotique, immodérée et assourdissante.
Je dis “médiatisée”, de toutes parts ! Car il y avait tout à fait moyens d’avoir un vrai dialogue. Mais bon. On connaît la game. Pour tout l’monde.
On montre un extrait du spectacle
Guy : Pour qu’on puisse comprendre, c’est quoi les principaux changements entre la première mouture et la deuxième. C’est technique ? Philosophique ?
Elena explique le processus de sa collaboration et ce qui était reproché à la pièce : […] je sens la sympathie [des auteurs de Slav], je la trouve très belle, je suis contente que le Québec comprenne ce que Betty voulait faire. J’aurais aimé ça que le Québec puisse comprendre notre côté aussi.
Comme l’a très bien introduit Guy A dès le début de l’entrevue, nous sommes dans la division. Ça m’fait capoter solide. Tout ce travail d’échange, de communion nécessaire à une société plus unie, plus solidaire et plus paisible, tous ces efforts et sacrifices auxquels moi aussi j’ai donné deux décennies de ma carrière et de ma vie, qui m’explosent en pleine gueule. Bang ! Facile comme ça ! Il suffit d’un désaccord et la division me fait fuck you ! Tu rêves encore, tu délires ma fille !
Elena explique l’absence d’informations et d’éducation sur le sujet de l’histoire et de l’identité des Noirs, depuis les bancs d’école jusqu’aux médiums artistiques.
Elle donne la définition de l’appropriation culturelle des éléments d’une culture par une autre qui la domine, qui change des faits de cette histoire et la transforme en désinformation et décontextualisation. Fake passé, fake news.
“ […] ce qui fait que les gens qui n’ont pas de contact avec des personnes noires dans leur vie au quotidien et qui voient ça, venant de Robert Lepage qui est une référence au Québec…
Guy : Qui n’est pas juste une référence là. C’est clairement un allié.
Dit-il en pesant fort sur le mot “allié”
Mais un allié de qui ? De quoi ?
De la cause des Noirs ?
Mais comment un allié peut-il être en désaccord avec celui-là même qu’il veut aider, lorsqu’il s’agit de s’entendre sur la forme de cette aide ?
Définition du dictionnaire du mot “Allié” : − P. anal. Personne qui, par sympathie, communauté d'idées, d'intérêts ... apporte son soutien, son concours. Faire de qqn son allié, se faire un allié de qqn.
Vous lisez comme moi “ COMMUNAUTÉ d’idées, d’intérêts ” ?
Un allié, par définition, cherche d’abord à se mettre en accord.
Quand j’entends : « Nous sommes des artistes ! Et l’art fait ce qu’il veut ! L’art choisit ses mots, l’art choisit sa langue, sa voix, son public, sa cause… » Quand je vois cet art piétiner l’histoire vivante, bulldozer des êtres, morts ou vivants, qui demandent simplement qu’on tienne pour compte qu’ils existent vraiment…je n’entends pas l’Art, j’entends l’Ego.
L’art engagé, l’art empathique commence d’abord par se départir de son ego. Il censure lui-même son ego.
Quand on se raconte, on dit ce qu’on veut bien. Mais quand on raconte l’autre, sans son accord…
Et bien voilà. Insidieuse colonisation, quand tu nous tiens encore…
Elena termine sa phrase.
Guy : Oui je comprends. Vous Betty,
[…]Est-ce que le spectacle est amélioré ?
Betty : Je ne crois pas qu’on doit parler d’amélioration mais de conversation .
Guy : Avez vous aimé cette conversation ?
Betty : Oui beaucoup. C’est pour ça qu’Elena est là ce soir. J’ai trouvé ça très intéressant j’ai appris beaucoup.
Cool. Mais à quel moment va-t-on demander c’est quoi la conclusion de la fameuse conversation ?
Qu’est-ce qui a été appris ?
Je crois que c’est ça qu’on aimerait tous savoir et comprendre. C'est de cette information-là dont on a tous besoin !
Guy à Betty : Dans quel état d’esprit, avant de remonter sur scène, étiez-vous cette semaine ?
Betty : Je sais pas…j’ai appelé ma mère 20 fois…
Dany : Avez-vous fait des tests d’ADN ? Peut-être que vous avez du sang de noirs ?
Betty : ouais peut-être que j’aurais une légitimité maintenant à pouvoir le faire mais…non j’ai pas fait ca.
Oh lawd ! Sérieux ?
Je ne sais même pas si cette question doit être interprétée sérieusement ou si on est au cœur de cette respectuerie.
Euh…
Est-ce qu’on banalise ? Est-ce qu'on suggère ici qu’il suffit de se déclarer un faible pourcentage de sang noir pour crier à l’esclavage intrinsèque ?
On ne comprend toujours pas, en 2019, la position de seconde classe qu’on occupe encore à cause de la couleur de sa peau ? À cause de la vie de ses grands-parents sous la dictature de la colonisation, à cause de la nature de son exil, de son nom de famille, de la déclinaison de son déclin ?
À cause de l’absence d’informations à son sujet, de l’absence d’identité, de modèles, de place, de chez-soi, d’alliés ?
On ne comprend toujours pas le privilège de pouvoir chanter des chants de Nègres sur une musique blanche et être applaudis…alors que le Nègre lui-même, avec ces mêmes chants, ses chants (!), se fait mettre au rancart, jeté dans la marge, à jamais classé comme “l’autre” dans son répertoire de l’oppression ?
Et tu appelles cette oppression ton inspiration ? À laquelle tu as droit ?
L'oppression : l'inspiration des hôtes, l'expiration des autres...
Dany : Parce que vous avez le soul quand même
Et Betty se retourne vers Elena afin que celle-ci puisse approuver son soul.
Wow. Quelle scène.
Elena ne peut qu’en rire sans rien dire.
Dany : Non mais comme Elvis Presley chantait pis le monde disait qu’il chantait comme un noir
Oh non... Et on tourne le couteau dans le vif du sujet.
Oui Dany. Elvis chantait “comme un Noir”, à la place du Noir.
Mais il n’était pas noir.
Et ça s’entend encore.
Et quand on connaîtra les noms des Noirs qui se sont vu prendre leur style, leur moves de danse et surtout leurs chansons par Elvis, au même titre que ce dernier et qu'ils seront reconnus pour leurs créations, on aura fait un pas vers le vrai échange culturel.
Elena : Je sais pas ce que ça veut dire “chanter comme un noir ”
Tout le monde rit. Je ne comprends pas pourquoi.
Dany : Le soul ! L’esprit !
Elena : Elle chante comme elle chante. La personne chante comme elle chante. Peut-être que son oreille a été habituée à des chants de personnes noires puis peut-être qu’il y a une musicalité mais elle ne chantera jamais comme une personne noire. Elle chante comme elle chante.
Betty : Exactement. Pis moi je représente pas une majorité moi ici. Moi je représente une minorité. C’est ça qu’il faut comprendre. Moi, on m’a accusée de faire partie d’une suprématie majoritaire. Moi je viens de Nice. J’ai une condition de femme dans l’art aussi qui est pas super sympa à bien des égards.
All types of wrongs… De Nice ? Condition de femme dans l’art, pas super sympa ?
Je laisse aller. Je laisse dire.
Je sens venir l'ignoble comparaison des misères de l'homme (et des sous-hommes).
Je sens venir l'ironie du “ je souffre donc je suis ” que tout le monde se dispute, dans un État où chacun pourrait dire “ je suis, parce qu'ils souffrent ”. Dommage. Jusqu'à présent, nous ne vivons en parallèle que pour nous mesurer, nous comparer, jamais pour nous égaliser.
Guy : Oui vous n’êtes pas la Donald Trump du milieu culturel là. Clairement.
Betty : Disons que je ne pense pas. Les gens s’en feront leur idée.
Extrait des disques de chants d’esclaves de Betty
Guy : Parlons maintenant de ce que le débat sur l’appropriation culturelle a créé chez nous.
Et Guy parle du texte de Chloé Sainte-Marie dans La Presse qui revendique le droit en tant qu’artiste interprète québécoise blanche de pratiquer son art dans la langue de son choix.
Guy : Est-ce qu’elle fait de l’appropriation culturelle quand elle chante la poésie dans la langue innue ?
Elena : Je pense qu’il faut demander ça aux personnes innues. C’est pas à moi de prendre la décision pour eux.
Guy : Non mais j’parle pas de décision. Est-ce que pour vous, c’en est ?
Elena : Honnêtement, c’est vraiment ma réponse. Je pense que c’est à eux. Peut-être que eux veulent que ce soit fait mais j’peux pas répondre en leur nom.
Absolument d’accord avec Elena. Moi, personnellement, je ne parle même pas d’appropriation culturelle, de mots, de langues, de sons…
Je parle d’esclavage, du grave et du sacré. Et chaque peuple sait ce qui pour lui est sacré.
Dany : Quand Melissa (Bédard) chante Richard Desjardins, est-ce que c’est de l’appropriation culturelle ?
Moi j’voudrais surtout pas qu’elle arrête ! Parce qu’elle est magnifique quand elle chante !
Betty : Oui ! Tellement !
Bon. *Soupir*
On est dans la contradiction ou la menace ?
C’est impossible de faire de l’appropriation culturelle quand on est considéré comme “reçu” dans un pays qui nous impose de chanter “comme lui”, qui nous impose de sonner comme lui si on veut jouer dans sa radio, d’utiliser son slang si on veut parler dans sa télé, de jouer comme lui si on veut faire son cinéma, de réciter sa poésie si on veut déclamer dans ses écoles, de s’assimiler à ne plus laisser aucune trace de soi à part celles de la marge, des frontières de l’ailleurs, catégorie “musique du monde”.
“Faites comme chez nous ! Car seuls nous, avons le droit de faire comme chez vous !” Mais expliquez-moi le sens !
Elena : Est-ce que vous vous rappelez que j’ai dit que c’était un rapport de pouvoir entre culture dominante et dominée ? Ici au Québec la culture dominante c’est les Québécois blancs de descendance européenne
Dany lui coupe la parole : On était des porteurs d’eau à l’époque, les Québécois.
Elena : Oui, ok… Donc…
Betty secoue la tête de gauche à droite : Hmm, elle veut pas l’savoir.
Elena : Mais est-ce que vous pensez que c’est la même situation ?
Dany : Pas du tout.
Elena : Donc…
Betty lui coupe la parole : Excuse-moi, j’te coupe mais j’voudrais juste te dire, Dany vient de dire quelque chose de très intéressant là. Il vient de te donner un élément qui à mon avis serait à s’arrêter dessus parce qu’il vient, de manière assez classe et assez discrète, de faire comprendre que le peuple québécois aussi a vécu ses heures sombres.
Ouf…c’est parti. On se démesure.
Elena : Je suis tout à fait d’accord.
Betty : C’est ce que Dany était en train de dire avec les porteurs d’eau. C’est ça si j’ai bien compris ?
Dany : oui
Elena essaie toujours de répondre…
Betty : C’est important. J’ai été touchée par ça.
Elena : J’ai fait mon Cegep ici. J’ai entendu et réentendu et je crois en cette douleur. Elle est valide, elle est légitime…
Dany lui coupe la parole : ça donne à rien de comparer avec l’histoire de l’esclavage là
Elena : Voilà. Et je pense qu’on perd une occasion d’avoir un bon dialogue…
Dany : On en a un !
Elena :…quand on va dans la comparaison
Eve Landry : Et la question n’est pas de savoir qui souffre le plus mais est-ce qu’on voit et est-ce qu’on entend tout le monde. Et y’a beaucoup de monde en ce moment qu’on ne voit pas et qu’on entend pas suffisamment et qui crient en ce moment. C’est ça qui se passe. Les gens crient. Et là, faudrait peut-être plus les écouter pis les mettre en évidence. Parce que tout le monde a le droit d’être vu.
Applaudissements. Par moi aussi. C’est tout. C’est simple.
Huard : Moi ma question c’est comment on fait pour tous vivre ensemble sans se contaminer les uns les autres ? Si on vit ensemble, comment faire ? Parce que moi…
Betty : Comment ne pas m’inspirer de cette personne ?
Huard : Tout à fait ! Ça l’air négatif quand j’dis “contaminer” mais quand tu passes beaucoup de temps avec quelqu’un, que tu l’aimes bien et tout ça, tu prends ses expressions, sa façon de bouger…
Dany : C’est un hommage
Huard :… tu voles ses recettes…Tsé, moi j’fais ça avec mes amis. Tu comprends ? Comment on fait pour vivre ensemble sans, au contact l’un de l’autre, devenir un peu l’autre ? Comment on fait ?
Elena : Mais on est en train de vivre ensemble selon moi et y’a une différence entre apprécier et s’approprier. Quand les gens qui viennent de cette culture la n’ont pas la chance de pouvoir bénéficier des recettes par exemple parce que quand on dit culture dominante qui peut prendre un élément mais souvent comme dans la pièce [Slav] y’a des revenus qui sont faits, y’a une notoriété qui ne retourne pas du tout au peuple noir sur lequel on s’est concentré pour faire une pièce.
Voilà, Patrick. Si tu voles, pour reprendre tes mots, des recettes à tes chums pis que tu utilises ces recettes chez toi ou entre vous à huis clos dans l'intimité, on reste dans l'échange, le plaisir. Surtout si eux aussi peuvent se permettre de te subtiliser quelques recettes. Mais si tu t'ouvres un resto avec ces recettes sans créditer tes chums et sans partager avec eux les profits, tu vas voir que l'fun, y va prendre le bord assez vite merci.
T'as même pas besoin de partir un resto en fait ! S'agit d'un souper entre chums où quelqu'un te félicite chaudement pour ta recette, en présence de celui ou celle qui l'a créée. Prends les hommages sans rien dire, sans créditer et passez-moi le popcorn.
Imagine maintenant que tu décides de faire connaître ces recettes, de raconter, révéler le pourquoi et le comment de ces recettes de grands-mères, de ce soul food sacré des druides au monde entier !
Betty explique qu’elle ne fait pas d’argent avec ce show. “Je ne fais pas d’argent. Ce ne sont pas mes chansons. Je rends hommage à un répertoire d’oppression qui me touche parce que mes origines viennent d’une forme d’oppression, ma mère vient des Balkans. Voilà. C’est simplement ça.”
Existe-t-il un peuple qui n’a pas connu la guerre ?
Quel peuple n’a pas connu l’esclavage ? En la subissant, en y contribuant ?
Encore une fois, je ne parle pas du passé. Je parle du présent.
Non, il n’y a pas de comparaison possible car ce n’est pas le même présent.
Je parle de l’esclavage qui s’est transmis à sa descendance. Celui qui fouette encore.
Cela dit, je laisse moi aussi le dernier mot à Elena, à qui je lève mon chapeau pour son calme, son cran, son intelligibilité et sa pondérance.
Elena : La nouvelle version de la pièce, je la trouve importante. Je ne suis pas le public visé mais en même temps, ca m’a fait plaisir de pouvoir travailler avec l’équipe. Je pense que le message du départ n’est pas perdu mais en même temps, il est dans le respect parce que les gens ont été consultés et on a pu dire voilà ce p’tit passage là, ca va avoir un autre impact que ce que vous voulez faire en fait. Si votre intention est noble, on veut pouvoir montrer votre intention et que les gens qui sont visés par cette culture là ne se sentent pas attaqués en le voyant. J’pense que c’est ça qu’on a accompli avec cette nouvelle version là. Je suis allé voir la pièce hier et y’a eu deux ovations mais moi je suis restée dans ma chaise. Parce que moi, je vis autre chose quand je vois ces symboles-là qui ne sont vraiment pas agréables pour moi.
Guy : Mais… Tout ça s’est fait dans la discussion, la collaboration et l’entente plutôt que l’hostilité. Mesdames, c’était un plaisir de vous avoir reçues. »
Fin ?