D’où j’viens ? Ben ça, y'a plein d’gens qui n’auront jamais besoin d’y répondre à cette question mais moi, j’vais le redire encore, même si vous l’savez tous maintenant : j’ai grandi dans “les quartiers”.
Ouais, vous savez lesquels. Les fameux quartiers chauds des nouvelles de Montréal.
RDP, j’y ai passé beaucoup de temps. C’était les voisins, les cousins.
Le fin fond ! Où t’attendais l’bus longtemps pour y entrer et y sortir !
C’était les p’tits tournois de basket, les p’tits studios dans les sous-sols, les p’tits barbeq, les p’tits joints su’l bord de l’eau.
J’ai de la famille là-bas. Plusieurs amis. Ma filleule étudie à Jean Grou.
Aujourd’hui, j’y vais souvent pour mes rencontres et ateliers avec les jeunes.
Rivière-des-Prairies, détrompez-vous, c’est pas le quartier résumé par les coups de feu et d’éclats que les journalistes aiment raconter.
On y retrouve aussi beaucoup de vie, d’histoire, de rêves, de potentiels surtout. Souvent ignorés. Ce qui explique cette part de réalité marginalisée qui bouillonne entre ses murs et que tout le monde semble ignorer.
C’est un quartier que peu de gens connaissent à part ceux qui y ont vécu.
La rivière qui lui donne son nom et sa porte d’entrée, les autochtones l’appelaient Skawanoti, “ la rivière en arrière de l’île ”, bien avant que Champlain ne se donne le droit de la rebaptiser.
Vous voyez l’école dont je vous parle ? Elle évoque la coulée Grou, la grande bataille de la rivière des Prairies pendant laquelle plusieurs autochtones, pris en sandwich dans cette guerre impitoyable entre les Français et les Anglais, ont perdu la vie eux aussi, tout comme la terre où ils sont retournés.
C'était la fin des années 1600. Sur les rives de l’est de Montréal, au début des premières installations limitrophes. Et qui dit début, dit extrémité. Et qui dit extrémité, dit écarts…
Disons de nos jours que c’est l’extrême est de l’île urbaine.
À mon époque, les kids qui étaient plus à l’est encore, c’est parce qu’y avaient un char ou une grosse cabane ou une ferme ou queck chose du genre.
Des fois, y’embarquaient dans un autre autobus, privé, pour s’en aller chez eux, de l’autre bord de la frontière où sont bien ancrées les grosses piaules à deux étages et à deux bagnoles de luxe dans le stationnement sous les grands balcons avec vue sur l’eau.
Mais c’est qui qui vit dans ces forteresses ?
On ne les voit jamais, eux, ceux qui ont tout ce dont ils ont besoin chez eux comme à l’extérieur, comme partout et qui tout en hauteur font de l’ombre aux rues du prolétaire et de l’immigration parallèles, retranchées, décalées.
Est-ce que ce sont eux qu’on voit mal ou les autres quand on affirme les statistiques ? Celles qui tendent à moyenner les chiffres et les récits de la réalité sociale montréalaise entre les quartiers, en faisant fi de l’énorme écart entre les très riches et leurs très pauvres ?
Derrière ces pavillons, vous ne voyez pas les blocs remplis de vermines et de moisissures ? Vous ne voyez pas les maisons décrépites pour nos aînés? Les jeunes qui glandent dans les rues et les parcs, faute de lieux de rassemblements sécuritaires et appropriés ? L’absence de cinéma, de salle de spectacle, de maison de la culture ? D’aide aux devoirs ?
Avez-vous déjà essayé d’aller magasiner ou faire votre épicerie à Rivière ? C’est pas là que vous trouverez les fruits les plus frais et la meilleure selection bio, ni les grandes marques de la mode haute couture, évidemment. On est plutôt en mode “restant de fond de cale” pour dire vrai. 75% de la population de Rivière n’a pas accès à des aliments frais et dits sécuritaires à une distance de marche de leur domicile.
Vous trouvez normal que les gens vous disent : « Ah, je ne rentre ici que pour dormir ! Tous mes achats, je dois les faire ailleurs. Y’a rien dans le quartier ! » ?
Et quand je parle aux profs, aux travailleurs de rues, aux organismes communautaires qui essaient seuls de tenir l'avenir à bout de bras, sans moyens et sans financement, je me dis que cet Espace Rivière, s’il est aveugle lui aussi, s’il ne voit pas lui non plus toute cette évidence que je viens de décrire et qui barrit dans les rues, s’il ne répond pas enfin à cette mise à l’écart, à ces mensonges systémiques qui préfèrent enrichir les uns et standardiser les autres plutôt que de niveler le tout, il sera un monumental “fuck you” au peuplement réel, aux communautés qui vivent réellement dans le quartier, qui l’animent, l'enrichissent, lui donne vie.
Je comprends ma fonction au sein de ce jury.
Je parlerai avec ceux et pour ceux qui feront tout en leur pouvoir pour qu’Espace Rivière se concrétise et serve à faire exploser le potentiel latent de RDP pour l’ENSEMBLE de la communauté de ce quartier.
Oui, faut que les travailleurs se sentent bien dans leurs bureaux. Mais on ne construit pas un centre institutionnel pour administrer le quartier ! On veut que les gens qui y vivent se sentent chez eux lorsqu’ils y entrent !
Oui, il faut que ça shine, il faut que ce soit beau, que ça fasse rayonner.
Je suis une artiste depuis plus de 20 ans. Je connais l’importance de l’esthétique dans le regard du monde comme dans celui des affaires.
Mais ça doit se faire d’abord de l’intérieur. Ça doit faire la job.
Ça doit servir les gens qui vont l’habiter. Ceux qui s’en crissent de qui regarde, puisque ça fait trop longtemps qu’eux, on ne les voit pas.
Donc aussi loin que ma présence dans ce jury puisse avoir de la valeur et puisse servir, cet espace ne sera pas qu’un trip d’ego architectural et technique, croyez-moi.
Et faite taire les violons et les poèmes aussi. Dans les quartiers, on en a soupé des belles paroles à l’eau de rose sans concrétisation. Ça suffit.
Donc ce ne sera pas non plus qu’un “ art d’hippies ” ;)
Sorry, fallait que j’la fasse celle-là lol
J’vais donner mon vote à ceux qui vont réussir à me faire croire qu’ils peuvent et qu'ils vont ériger une structure qui invite et retourne enfin au coeur de RDP, à son image, avec originalité, audace, panache et respect de l'homme et de la nature.
Merci à Michelle Décary, architecte conseillère professionnelle, pour l’invitation, au nom du public et du retour aux sources, aux nécessités.
Lourde tâche sur mes épaules, je peux sentir la pression. Mais c’est mon métier. ;)
Merci pour la confiance, l’écoute et le respect.
À suivre...